Lecteurs et lectrices, aujourd'hui vais-je laisser la place à mon maître, mon auteur de chevet René Maran de vous montrer la profondeur de son talent rien qu'à partir de quelques extraits de sa brillante préface inaugurant Batouala!
" Honneur du pays qui m'a tout donné, mes frères de France,
écrivains de tous les partis ; vous qui, souvent, disputez d'un rien, et
vous déchirez à plaisir, et vous réconciliez tout à coup, chaque fois
qu'il s'agit de combattre pour une idée juste et noble, je vous appelle
au secours, car j'ai foi en votre générosité. Mon livre n'est pas de
polémique. Il vient, par hasard, à son heure. La question « nègre » est
actuelle. Mais qui a voulu qu'il en fût ainsi ? Mais les Américains.
Mais les campagnes des journaux d'outre-Rhin. [...]
Mes frères en esprit, écrivains de France [...]. Que votre
voix s'élève ! Il faut que vous aidiez ceux qui disent les choses telles
qu'elles sont, non pas telles qu'on voudrait qu'elles fussent. Et plus
tard, lorsqu'on aura nettoyé les suburres coloniales, je vous peindrai
quelques-uns de ces types que j'ai déjà croqués, mais que je conserve,
un temps encore, en mes cahiers. Je vous dirai qu'en certaines régions,
de malheureux nègres ont été obligés de vendre leurs femmes à un prix
variant de vingt-cinq à soixante-quinze francs pièce pour payer leur
impôt de capitation. Je vous dirai... Mais, alors, je parlerai en mon
nom et non pas au nom d'un autre ; ce seront mes idées que j'exposerai
et non pas celles d'un autre. Et, d'avance, des Européens que je
viserai, je les sais si lâches que je suis sûr que pas un n'osera me
donner le plus léger démenti. Car, la large vie coloniale, si l'on
pouvait savoir de quelle quotidienne bassesse elle est faite, on en
parlerait moins, on n'en parlerait plus. Elle avilit peu à peu. Rares
sont, même parmi les fonctionnaires, les coloniaux qui cultivent leur
esprit. Ils n'ont pas la force de résister à l'ambiance. On s'habitue à
l'alcool. Avant la guerre, nombreux étaient les Européens capables
d'assécher à eux seuls plus de quinze litres de pernod, en l'espace de
trente jours. Depuis, hélas ! j'en ai connu un qui a battu tous les
records. Quatre-vingts bouteilles de whisky de traite, voilà ce qu'il a
pu boire en un mois.
Ces excès et d'autres, ignobles, conduisent ceux qui y
excellent à la veulerie la plus abjecte. Cette abjection ne peut
qu'inquiéter de la part de ceux qui ont charge de représenter la France.
Ce sont eux qui assument la responsabilité des maux dont souffrent, à
l'heure actuelle, certaines parties du pays des noirs. C'est que, pour
avancer en grade, il fallait qu'ils n'eussent « pas d'histoires ».
Hantés de cette idée, ils ont abdiqué toute fierté, ils ont hésité,
temporisé, menti et délayé leurs mensonges. Ils n'ont pas voulu voir.
Ils n'ont rien voulu entendre. Ils n'ont pas eu le courage de parler. Et
à leur anémie intellectuelle l'asthénie morale s'ajoutant, sans un
remords, ils ont trompé leur pays.
C'est à redresser tout ce que l'administration désigne sous
l'euphémisme d'« errements » que je vous convie. La lutte sera serrée.
Vous allez affronter des négriers."
Tiré de Batouala, le véritable roman nègre de René Maran, prix Goncourt de littérature en 1921.